lundi 12 septembre 2016

POST FACE n°2

L’Etna domine l’île qui domine la Méditerranée. On l’aperçoit des monts Peloritains, même si je n’ai rien vu lorsque j'y étais juché, jour de la fameuse procession de la Madonna Dinnamare. De Syracuse, on le voit encore, lorsqu’il fait beau.
L'Etna domine toute la Sicile,en particulier son littoral oriental
Quelle misère que les chemins qui y mènent aient leur entrée
marquée par des monticules d'ordures qui attendent. 
J’avais choisi de rouler jusqu’à Syracuse en sortant au petit matin de la Timpa, chargé de mes bagages et devant aborder une pente que j’estimais à 8 % sur une route étroite, fréquentée et sans échappatoire. J’avais des difficultés techniques. Il y avait, au-delà des crevaisons, l’impossibilité de m’appuyer sur un petit développement. Ma chaîne sautait à chaque fois que j’étais sur le tout petit plateau et même le grand pignon à l’arrière m’était interdit. Pour tout dire, je me sentais incapable de franchir la côte dans ces conditions.
J’ai tenté le coup quand même et j’ai eu raison. J'ai vécu le kilomètre d’ascension comme un miracle, m’élevant au-delà de mes craintes. Heureusement, parce qu’elle marquait le début d’une journée difficile. La route continuait par la traversée de Catane, deuxième ville d'Italie, noircie encore des éruptions du Vésuve, et je me suis perdu dans ses boulevards avant d'avoir du mal à trouver la sortie. Ne sachant plus où j’en étais, j’ai demandé ma route à trois hommes qui discutaient devant un garage,
-«  Tu n’as pas le droit d’aller par là, me dit le garagiste menaçant, tu vas te retrouver sur l’autoroute. Se ti vedono, ti arrestano. »  
Heureusement, ses compagnons, à coté, avaient une attitude un peu plus positive, l’un me conseillant un chemin un peu compliqué, et l’autre m’orientant vers une plus légère transgression, le tout dans un désir de me rendre service.
Ainsi, voulant éviter l’autoroute, je me suis retrouvé sur une petite route qui portait juste l’indication « Bicocca », un nom qui me semblait sympathique jusqu’à ce que je me rende compte qu’il était interdit d’aller plus loin si l’on ne faisait pas partie du personnel ou des personnes autorisées. En fait, la bicocca, c’est juste le nom de la prison de Catane, et je me disais en faisant demi-tour, que, sans doute, avec la mafia, les prisons faisaient l’objet d’une protection toute particulière en Sicile. Je pense que c'est dû à la mafia.
!Après tours et détours, je finis par me retrouver sur la grande route qui mène vers Syracuse en longeant la côte orientale. Je me suis vite interdit l’accès à la côte, non seulement parce que je voulais avancer mais surtout parce que tous les chemins qui y menaient étaient bordés de murets d’ordures qui attendaient d’être ramassés.
De toute façon, il faut éviter le littoral à proximité d’Augusta, dont le nom majestueux, cache un important port pétrolier. On passe pas loin de Lentini et de Carlentini, où je n’ai que de mauvais souvenirs, mais le pire m’attendait un peu plus loin, lors même que je me disais que j’arriverais assez tôt pour me choisir un hébergement correspondant à ma volonté de faire une pause de quelques jours. La crevaison survint sur la quatre-voies qui longe l’autoroute à vingt kilomètres de Syracuse.
-         Ah mais, ah mais, comme dit la chanson, ça n’en finira donc jamais !
Au bout du bout, il capo Passero et son île, la dernière sur la
Ionienne. Si on tourne le dos, on voit la Méditrerranée et on
est à deux pas de l'île des Courants.
Pendant que je m’acharnais à garder mon calme en refaisant les gestes trop familiers, je sentis une présence à mes côtés.
Mais on n’a pas toujours affaire aux anges de la route. Il s’agissait en fait d’une voiture de l’Anas, chargée de l’entretien et de la sécurité des grandes voies. Ils n’étaient là que pour m’encourager à partir, et aucune aide ne me fut proposée, pas même celle consistant à me transporter jusqu’à la prochaine sortie que je finis par prendre une fois la réparation opérée. Heureusement, la sortie donnait sur Syracuse et sa banlieue nord. Le premier panneau commercial aperçu indiquait la présence d’un décathlon vers lequel je m’orientais plein d’espoir.
Après deux heures d’attente, je réussis à chopper un réparateur qui heureusement s’intéressa à mon sort. Je refis le film de la totalité de mes crevaisons, ce qui prit un certain temps, mais le réparateur après vérification de la roue, ne lui trouvait aucun défaut. Ce n’est qu’après avoir sorti une chambre à air que j’avais conservé, et lui avoir montré les petites pustules qui se fixaient à l’intérieur, à quelques centimètres de la valve, que nous finîmes par trouver la solution que je cherchais depuis Barcelone. En fait, à la suite d’une erreur d’orientation, ma roue avant était entrée dans un cercle métallique destiné à accueillir un arbre. Le choc avait d’ailleurs provoqué une crevaison … mais pas seulement. En fait, ce sont les rayons qui étaient sorti de leur enveloppe, avaient traversé la jante et mal fixés, provoquaient crevaison sur crevaison à la suite de l’incident. L’espace de quelques secondes, le génie mécanique resserra les rayons me délivrant à jamais de ce problème qui me minait le moral depuis près de 4.000 kilomètres

L'ami Giuseppe, qui venait partager une bière à la
fin de sa journée de travail. Il fournissait olives 
et citrons.

Peu m’importait après tout cela que je ne trouve pas de camping à Syracuse. Là encore, j’ai dû rouler de nuit. Après avoir été trimbalé de lieu en lieu, j’abordais enfin il Paradiso al mare, le Paradis sur la mer. Une appellation un peu  excessive, mais peu importe. J’étais là sur un site idéal qui m’a permis de visiter en touriste la façade sud-est de l’île, que je ne connaissais pas en alternant avec quelques sauts à Syracuse, qui est toujours à redécouvrir.
Un dolmen, à proximité d'Avola donne une  
idée de la richesse archéologique du site.
Tant de civilisations ont pris place sur l'île.

Avola est la terre des amandes. Il n’y a pas que des citrons en Sicile. Même si à Avola, il y a des citrons … J’ai expliqué à Giuseppe, employé au camping avec qui j’avais sympathisé, que dans mon pays il y avait autant de pommes que de citrons chez eux. Lui, il me parlait de la Sicile, et des Siciliens, me disant qu'il se comprenaient d'Avola à Syracuse, mais que ce n'était pas la même langue, ni même vocabulaire, ni grammaire. 
La  Cassabile, au creux du canyon. Eau douce,
 cascades, plages, piscines   naturelles,
dans un cadre exceptionnel ouvert et bon 
enfant. Prévoir quand même une petite heure 
de marche à l'aller comme au retour.
Comme je lui parlais de la beauté d’un cours d’eau à proximité de Syracuse, et que je ne me souvenais plus du nom de l’Anapo et du Ciane, il m'a fait découvrir les carrières du Cassibile. Le Cassabile se trouve au fond d'un canyon où l’on descend après une randonnée d’une petite heure et où l’on nage dans la douceur de l’eau provenant tout droit des cascades. Le paysage apporte un bonheur doux et rafraîchissant.
Première vue sur Raguse dont les deux parties
de la ville sont séparées par une faille. A mon
avis la plus belle des cités baroques de Sicile.
Mais ce n’est pas tout. Une fois installé à Avola, j’ai voulu aller au bout de l’île, tenté comme tout le monde par les finisterres. Je voulais voir  l’Isola delle Correnti,  l’île des courants, dont Mateta m’avait parlé. Je voulais les cités baroques, Noto, Modica (la ville du chocolat qui résiste à la chaleur) et surtout Raguse qui présente au-delà de la particularité baroque de la reconstruction espagnole après le tremblement de terre qui a rasé la région d’être à cheval sur deux collines, Raguse l’antique et Raguse la moderne. 
Oui, on peut dire et penser ce qu'on veut des
petits trains touristiques, mais pour une
première approche de la ville après 60 km de
vélo et la perspective d'en faire autant pour 
le retour, ça n'a pas que des inconvénients.
Raguse où je me suis tapé le luxe de m’asseoir dans un petit train touristique après une étape harassante sous le soleil.
Mais il y avait, il y a toujours Syracuse. Au-delà de la douceur de sa sonorité, dont a abusé Henri Salvador, j’avais quelque chose à y chercher. Ne serait-ce que l’oreille de Denys … Le lieu se trouve au cœur des latomies, carrières de pierres impressionnantes où l’on faisait travailler les esclaves.  On dit que le tyran Denys y enfermait ses ennemis politiques et écoutait tous leurs secrets.
La grande oreille de Denys
Juste une grotte, creusée par les esclaves
 travaillant dans les carrières de pierre. 
Le Caravage a inventé, à partir de sa forme et
de sa sonorité exceptionnelle la légende de
  l'Oreille de Denys, tyran grec qui en aurait
 profiter pour espionner ses prisonniers.
C’est une légende, imaginée par Caravage, lui-même évadé de prisons et fasciné par le lieu en forme d’oreille. À côté, il y a un amphithéâtre grec, qui porte sur une vue maritime. C’est toujours comme ça avec les grecs : le paysage faisait partie du théâtre. Les romains, quand ils ont pris la cité, ont fait à côté leur théâtre, histoire d’y faire des arènes où l’on allait voir les combats. Deux approches radicalement différentes du spectacle.
Nathalie et Frédéric, en visite à Syracuse. Ils
m'ont accompagné dans la visite aventureuse
 du Ciane et de l'Anapo. Un beau moment
Il y a aussi, aux alentours de Syracuse, la source du Ciane, l’un des plus petits fleuves du monde, rejointe par l’Anapo, rivière qui n’est pas beaucoup moins longue et le rejoint, qui a ceci de particulier qu’elle est bordée de papyrus et qu’un chemin de randonnée l’accompagne jusqu’à son embouchure qui donne sur la baie de Syracuse et offre une vision sur Ortigia, presqu’île et centre historique de la ville.
Les théâtres grecs offrent toujours des
perspectives splendides comme à Syracuse
où il s'ouvre sur l'infini maritime. Le paysage
est un élément du décor, lui même élément du
spectacle. 
Le chemin mal balisé m’a donné l’occasion de faire connaissance avec un couple de français, Frédéric et Nathalie. J’ai échangé ma connaissance de l’italien et de l’Histoire de la Sicile contre le savoir botanique de Frédéric, paysagiste qui a sa petite entreprise dans le nord de la France. Grâce à l’acharnement de Nathalie, nous avons retrouvé le chemin censé suivre le cours d’eau. Après la traversée d’un paysage noirci par un incendie récent, nous avons finalement rejoint un bateau prêt à nous accueillir et nous faire traverser une partie de la zone protégée, entre couleuvres, faucons, papyrus et eucalyptus … Il en faudrait peu, se dit-on pour faire de la Sicile une zone touristique inégalable. Un ramassage des ordures organisé et systématique, un balisage mieux assuré et surtout une mise en cohérence d’une politique d’accueil. Ah oui ! Les siciliens sont fiers. 
Mausolée de Sainte-Lucie, avec mon vélo qui surveille l'entrée
Tant qu’à être dans les légendes, Syracuse est aussi marqué par le culte de Sainte Lucie, qui a irrigué l’Europe entière.
Mais je cherchais aussi autre chose à Syracuse. Une de mes histoires anciennes y avait commencé à la gare, une petite gare pour une grande ville, qui se trouve toutefois à l’écart des axes ferroviaires. Mais la gare de Syracuse est aussi celle de Sebastiano Vittorini, chef de gare et littérateur. Ça m’a amusé de voir que  Vittorini, dont le bouquin le plus célèbre se passe pour grande partie dans un train, soit le fils d’un chef de gare. Bien avant le vélo, c’est par le train que j’ai découvert l'Italie, bien avant le vélo. Dans les trains italiens les gens se parlent. C’est même là que j’ai appris la langue.
Gare de Syracuse, la plaque rend hommage
 à l'écrivain Elio Vittorini et à son père. 
 En quelques mots elle replace sa vie et  son 
oeuvre dans un contexte familial et ferroviaire

Peut-être je n’aurai pas dû aller à la gare de Syracuse. Mais en fin de compte, bien sûr, si j’ai été jusqu’en Sicile, c’est pour me trouver moi-même. Les trains m’ont toujours parlé. Cette ligne de chemin de fer, celle où se déroule la conversation en Sicile, va du Nord vers le Sud et traverse toute la péninsule. Elle est une part intégrante de l’Italie, elle est son unité, qu’elle a eu tant de mal à construire et qui justifie à elle seule que les trains qui vont de Palerme ou de Catane jusqu’à Milan ou Turin, prennent le bateau pour permettre aux voyageurs de rejoindre le continent sans descendre de wagon.
Sans doute c’est à la gare que j’ai pris conscience que mon voyage était terminé. Je commençais à être confondu avec un touriste quelconque. Je ne savais plus où aller. Je quittais le statut de voyageur pour celui de vagabond, et c’était finalement difficile. Sans doute j’étais perdu dans une Sicile trop grande pour moi.

La villa du Tellaro. J'ai cherché vainement 

dans le dictionnaire ce qu'était un Tellaro  
avant de me rendre compte que ce n'était 
que le nom de la rivière qui la longeait.

 La villa est à l'image de celle de Piazza 
Armerina, aussi belle, mais plus petite 

et moins aménagée pour le tourisme. 
Elle est un vestige des derniers moments 

de la suprématie romaine en Sicile.
Dans une ultime pérégrination, je me suis rendu à Vulcano, une visite qui me semblait impérative. Je suis passé par la pointe nord de l’île, celle à partir de laquelle on voit Scylla, de l’autre côté de la mer Ionienne, avant de passer sur la Tyrrhénienne tout en longeant les marais porteurs de moules et d’huîtres… à deux pas des espadons, et des poissons fantastiques qu’on retrouve sur le marché de Messine.
Vulcano, on la retrouve après trois quart d’heure de bateau qui permettent d’apercevoir les îles Lipari, Salina et Stromboli surmonté à jamais d’une volute de fumée. Dès la sortie du bateau, on est dans une atmosphère soufrée, qui vous accompagne pendant une centaine de mètres. On va se prendre un bain dans une piscine soufrée, naturelle, qui a l’époque était libre d’accès et qui maintenant coûte 3 euros. Le jeu consiste à s’y recouvrir de boue. On vous conseille de ne pas y rester plus de 10 minutes. Les yeux m’en ont piqué quelques jours pour avoir dépassé la dose prescrite mais surtout, pendant plusieurs semaines, mon corps, mes vêtements ont été imprégnés de l’odeur du soufre. Le soufre que l’on voit colorier les roches de diverses teintes du jaune à l’orange et surtout, une fois sorti de la piscine destinée au bain de boue, si l’on se plonge dans une mer pétillante, trop chaude sans doute pour qu’un corps humain y reste trop longtemps et où persiste la présence volcanique. Vulcano, qui a donné son nom au Dieu et aux volcans.
Et si c'était seulement ça le but du voyage :
prendre un bain de soufre et revivre la
fascination que j'avais vécu à 14 ans
lors d'une excursion familiale ? 
J’étais pris par le paysage et je me disais que c’était ça, au fond, la vraie cause de mon voyage en Sicile. Elle était là, dans l’atmosphère sulfurique que j’avais eu la chance de croiser lors d’une expédition lorsque j’avais 14 ans. C’était quelque chose de si prégnant que je n’avais pu m’en défaire et qui était si forte que je la portais en moi sans m’en apercevoir. Je comparais cette sensation à celle de la madeleine de Proust.
Le soufre fait aussi lourdement partie de l’histoire de l’île. Son exploitation a été terrible au 19e siècle et a largement participé à l’essor industriel de l’Europe au détriment de la santé de ceux qui travaillaient dans les mines et en particulier les enfants.


C’était donc ça. Je pouvais toujours délirer sur l’Histoire, les civilisations, les légendes, les pratiques, les géographies siciliennes, mais fondamentalement, ce que je portais en moi, c’était ce soufre à ciel ouvert auquel j’avais été confronté pour la première fois de mon existence et qui là aussi fait tragiquement partie de l’Histoire de la Sicile.













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